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Drame de Montreux 

Vignettes

Le 24 mars 2022 à l’aube a eu lieu le « drame de Montreux », soit la défenestration de cinq personnes d’une même famille, causant le décès de quatre d’entre elles. Selon le quotidien Le Temps du 25 mai 2022 : « Les victimes, de nationalité française, sont un homme de 40 ans, son épouse de 41 ans, la sœur jumelle de celle-ci et la fille du couple, âgée de huit ans. L’enquête laisse supposer qu’elles ont sauté du balcon les unes après les autres dans un intervalle de cinq minutes. La famille française vivait en quasi-autarcie, retirée de la société, et semblait craindre une immixtion de l’autorité dans sa vie. Depuis le début de la pandémie du coronavirus, elle était très intéressée par les thèses complotistes et survivalistes. »

Cette affaire a suscité de nombreuses réactions et interprétations, concernant notamment sa dimension religieuse, spirituelle et idéologique. Or plusieurs éléments commentés demandent à être précisés : la dimension religieuse du drame est souvent soulignée, bien que les éléments à disposition laissent entrevoir un montage complexe. De plus, beaucoup soulignent la dynamique de repli sur soi de la famille Feraoun-David, ainsi que le choix de l’instruction à domicile. De surcroît, beaucoup de commentaires ont porté sur l’adhésion du groupe à des thèses survivalistes et complotistes. Nous proposons ici de revenir synthétiquement sur ces différents éléments.

Éléments religieux et spirituels

Sur la base des informations publiées dans la presse, le CIC a repéré plusieurs référentiels permettant de formuler des hypothèses sur les croyances et systèmes de valeurs de la famille.

Premier élément largement relevé, la présence d’un macaron en bois sur la porte d’entrée de l’appartement où est inscrit « Jesus is the reason for the season » indique un référentiel chrétien d’origine états-unienne . Cette courte phrase provient vraisemblablement d’une source évangélique liée à un verset de la Bible (Évangile de Luc 2 :11), qui mentionne la naissance de Jésus. Popularisée, elle a été reprise dans le titre d’une chanson d’un artiste de gospel et hip-hop chrétien évangélique états-unien Kirk Franklinde 1996. Cette expression semble aujourd’hui largement répandue au-delà du milieu évangélique. On la retrouve par exemple dans les sermons d’églises catholiques américaines. Son affichage ne révèle ainsi pas nécessairement d’affiliation ou d’interprétation particulière, mais évoque simplement un référentiel chrétien largement diffusé.

D’autres éléments, moins clairement identifiables laissant apparaître une logique syncrétique, puisant dans différents univers symboliques, plutôt qu’ancrée dans une tradition ou un courant précis. Par exemple, les bains systématiques à la même heure de la nuit (il peut s’agir d’ablutions, d’un rituel de purification), les vêtements distinctifs (les capes vertes), l’usage d’encens, etc. Sans que cela n’implique nécessairement une fréquentation physique et régulière d’une communauté religieuse localisée. Il est même possible que la famille ait créé un système de représentations et de rites tout à fait original et propre à elle.

Repli sur soi et dynamiques d’emprise

Nous n’avons que peu d’indications sur les dynamiques internes et les structures relationnelles au sein de la famille Feraoun-David.

Il est tout à fait possible que la structure du groupe familial soit caractérisée par une situation « d’emprise », c’est-à-dire une « prise » ou un pouvoir d’agir asymétrique sur les situations et les personnes qui agissent en commun[1]. Ici au sein d’un groupe familial, un des membres en particulier aurait pu exercer une pression psychologique ou une influence délétère sur le reste de la famille, les contraindre à suivre une pratique ou des rites et les entraîner dans des comportements morbides. La famille semblait repliée sur elle-même, avec peu de sociabilités externes, ce qui pourrait indiquer qu’elle nourrissait ses croyances via internet. Il est ainsi tout à fait probable que des dynamiques de repli sur soi avec une dimension d’emprise se soient mises en place au sein du groupe social. Il est aussi probable que l’isolement et le repli sur soi augmentent les risques de dérives.

De nombreuses recherches soulèvent la question du « terreau fertile » du domaine religieux pour exercer des formes d’influence. En effet, au sein de milieux religieux sont véhiculés des significations, des valeurs, des modes de vie, des « vérités », des règles éthiques et morales et des normes. De plus, au leader religieux est souvent conféré le rôle d’indiquer la voie, de répondre à des questions intimes, existentielles, identitaires, ce qui lui donne potentiellement une importance significative dans les choix et actes des membres. Le groupe religieux et/ou spirituel joue un rôle important dans la construction sociale et psychologique de l’individu qui y adhère. Il a un impact certain au niveau identitaire, crée des idées et stabilise de nouvelles normes. Il fait acquérir aux membres de nouvelles connaissances et de nouveaux langages.

Si l’on compare hypothétiquement la dynamique de la famille Feraoun-David à une structure religieuse engageant des formes d’engagements forts, voir émotionnels et/ou totalisants, il est possible que les modes de sociabilités endogènes, une méfiance globale vis-à-vis du monde extérieur, et des croyances négatives aient suscité des dynamiques problématiques.

Enseignement à domicile

Dans la presse, le repli sur soi a été attribué parfois à l’enseignement à domicile. S’il peut effectivement renforcer une dynamique de repli sur soi, il est tout à fait autorisé par les lois helvétiques et s’inscrit dans un cadre précis.

Enseignement à domicile en Suisse

Selon une étude de 2019 menée par le quotidien Tages Anzeiger, relayée par Swissinfo.ch en 2019, environ 2’000 élèves seraient concerné-e-s par l’enseignement à domicile (appelé aussi « école à la maison », « instruction en famille » ou « homeschooling ») . Le canton de Vaud (où se situe Montreux) est particulièrement souple en matière d’enseignement à domicile. Selon le quotidien vaudois 24 Heures, la pandémie aurait marqué une augmentation du nombre d’enfants scolarisés à domicile atteignant 817 élèves en janvier 2022 (i.e. 177 nouveaux élèves entre 2020 et 2021)[2]. Le canton de Vaud arriverait ainsi désormais en tête du nombre de scolarisation à domicile parmi les cantons francophones.

En Suisse le système éducatif relève de la compétence des cantons, il existe donc vingt-six systèmes cantonaux plus ou moins indépendants. Au nombre de ces vingt-six cantons, seuls seize autorisent l’enseignement à domicile. Les exigences sont très différentes parmi ces cantons (allant de la simple annonce aux collectivités publiques à l’exigence de possession d’un diplôme d’enseignement). Néanmoins, dans tous les cantons, l’école à domicile est placée sous la surveillance de l’État et réglée par la législation scolaire « s’il s’avère que l’enseignement à domicile ne répond pas aux prescriptions légales, le canton peut retirer l’autorisation et ordonner le transfert des enfants dans une école publique »[3].

Dans le cas de Montreux, la fille n’était apparemment pas inscrite auprès du Service cantonal de la population. Or il revient aux parents d’inscrire leurs enfants auprès des collectivités publiques et il va sans dire que ces dernières ne peuvent enquêter sur tous les ménages afin de vérifier s’il y a des enfants non inscrits. Notons que cette inscription confère des avantages plutôt que des contraintes (allocations familiales, déduction d’impôts, etc.). Il n’y a donc pas véritablement de raison de s’y soustraire.

Cadre juridique suisse

L’école à domicile est régulièrement discutée publiquement en Suisse. Elle a fait l’objet d’une motion déposée à l’Assemblée fédérale (le parlement national) en 2019 visant à harmoniser les lois cantonales en la matière. Celle-ci n’a pas abouti. Notons que le Conseil fédéral (l’exécutif) s’y opposait, considérant que l’éducation doit rester du ressort des Cantons.

Le processus du Canton de Vaud, en cours de réévaluation, est relativement souple et se fait sur déclaration où les parents annoncent par écrit leur démarche et adresse, auprès de l’établissement scolaire de leur lieu d’habitation[4].

Les lois du canton de Vaud, où se situe Montreux, sont considérées comme relativement souples. La loi sur l’enseignement privé (LEPr) du Canton de Vaud date du 12 juin 1984 et prévoit que des « collaborateurs pédagogiques » de la Direction générale de l’enseignement obligatoire (DGEO) effectuent des visites de contrôle à domicile, annoncées à l’avance. Celles-ci visent à contrôler que l’enfant progresse conformément au programme cantonal[5]. Notons encore qu’en l’occurrence, selon la RTS (Radio Télévision Suisse) et la Tribune de Genève, il s’agissait d’un cas particulier dans la mesure où la plus jeune fille « n’était pas scolarisée du tout, ni à l’école ni chez elle [et] n’apparaîtrait pas non plus dans le registre de la population », ce qui est extrêmement rare, précise encore le directeur général de l’enseignement obligatoire vaudois,  Giancarlo Valceschini[6].

Un avant-projet de révision de la loi a été mis en consultation le 8 juillet 2021[7] –  donc avant le drame de Montreux. Selon le rapport introductif de cet avant-projet, cette révision « s’inscrit dans le programme de législature du Conseil d’État (mesure 1.4) qui promeut le développement de la vie commune en société, la défense de l’ordre juridique et démocratique ainsi que les valeurs de l’État de droit. Elle vise à protéger l’enfance et la jeunesse contre les emprises religieuses ou sectaires mettant en cause les chances d’intégration sociale, le droit à la liberté sexuelle et le libre choix du partenaire de vie. »[8] Le rapport souligne l’importante augmentation annuelle (environ 20%) des cas d’enseignement à domicile dans le canton depuis 2013 (de 220 en 2013 à 750 en novembre 2020). Il précise aussi que « si la courbe du nombre d’enfants bénéficiant de l’enseignement à domicile avait commencé à fléchir en 2019, elle a repris sa progression à la suite de la crise sanitaire (COVID-19), soit un accroissement annuel de 20% »[9].

Le principal changement induit par cet avant-projet de loi (qui n’est pas encore adopté), consiste en un passage d’un régime déclaratif à un régime d’autorisation octroyée annuellement. De plus, le retrait de l’école ne peut se faire qu’en début de semestre et non pas comme c’est actuellement le cas à n’importe quel moment de l’année scolaire. L’avant-projet mentionne aussi que « des mesures sont prévues en vue de socialiser l’enfant avec des pairs, en dehors du cercle familial »[10].

L’association vaudoise « Instruire en liberté », défendant l’instruction à domicile, souligne quant à elle que cet avant-projet comprend des durcissements quant à l’exigence du niveau d’instruction des parents et la limitation des périodes de possibilité de sortie de l’école dans le courant de l’année scolaire ; mais aussi des assouplissements quant aux possibilités d’enseigner d’autres langues ainsi que quant à la structure des curriculums[11].

Sociologie et éducation à domicile

D’un point de vue scientifique, selon le sociologue états-unien Ed Collom, l’école à domicile s’est développée d’abord dans les années 1960 au sein de milieux contre-culturels de gauche avant de trouver un certain succès dans les années 1980 au sein de certains groupes chrétiens conservateurs. Selon Milton Gaither, historien de l’éducation, ces milieux chrétiens conservateurs sont démographiquement les plus fervents pratiquants de l’école à domicile aux USA. Il lie ce fait notamment aux processus historiques de sécularisation qu’ont connus les écoles publiques américaines durant la seconde moitié du XXe siècle. Cependant, les travaux sur les motivations des parents sont plus contrastés[12]. En sciences de l’éducation, K.V. Anthony et S. Burroughs considèrent que les motivations peuvent être sociales, familiales, académiques ou religieuses[13].

Le chercheur en science de l’éducation Olivier Maulini considère que les motivations peuvent varier d’un ménage à un autre : l’école peut être considérée comme trop dangereuse, trop sélective et ennuyeuse, ou encore trop laxiste. Selon une étude menée par Ch. Brabant et M. Favre Perret publiée en 2004, les raisons évoquées par les familles suisses romandes pratiquant l’instruction à domicile sont multiples et hétérogènes. Raisons au nombre desquelles le facteur religieux apparaît comme relativement peu important. La hiérarchie des facteurs construite à partir de leurs résultats (concernant la Suisse romande) diffère cependant sensiblement de celles établies à partir d’études menées dans d’autres contextes nationaux ; où la religion arrive généralement première ou deuxième dans les motivations avancées par les parents. Ainsi, les dimensions religieuses ou spirituelles ne sont ainsi pas l’unique motif de scolarisation à domicile.

Survivalisme et complotisme

Enfin, la presse a commenté les tendances survivaliste et complotiste de la famille de Montreux. Or survivalisme et complotisme ne vont pas nécessairement de pair, bien que certains points les rapprochent potentiellement. De plus, il ne s’agit pas de courants homogènes : il existe différentes formes de survivalismes, ainsi que différentes formes de discours complotistes.

Le survivalisme constitue un courant considérant qu’une catastrophe est imminente et qu’il est nécessaire d’apprendre à survivre. Les différentes tendances de survivalismes se distinguent par la catastrophe qui est sensée advenir : celle-ci peut être d’origine politique, économique, climatique, ou encore divine. Du côté des techniques développées pour survivre, elles vont de l’utilisation de ressources naturelles, à l’apprentissage de techniques de combats en passant par le stock de nourriture ou la construction d’abris. Autrement dit, ces techniques vont de la cueillette pacifique à l’apprentissage de techniques violentes (avec ou sans armes).

Le complotisme et le conspirationnisme constituent des attitudes consistant à expliquer le monde par une vaste accumulation de complots et manigances menées par des individus ou des groupes. Ces postures complotistes et conspirationnistes s’appuient sur des « théories du complot », c’est-à-dire des discours expliquant des faits sociaux – généralement inexpliqués ou considérés comme choquants – par l’existence de complots dissimulés au public, l’œuvre d’une volonté secrète d’une « minorité organisée »[14].

Il existe une certaine proximité entre les deux tendances, mais le lien n’est pas complètement évident. Les théories du complot n’intègrent pas toutes l’idée qu’un effondrement du monde est à venir. Toutefois, certaines de ces représentations considèrent que déjouer un complot – tel que le démantèlement de « l’État profond » dans l’approche de QAnon par exemple – ou que le complot lui-même, engendreront des moments de crises profondes. Certaines personnes dès lors articulent survivalisme et complotisme, mais le lien n’est pas nécessaire. Ainsi, bien que la méfiance ou la critique envers l’État ne suffisent absolument pas à définir le complotisme, les différentes formes de complotismes et de survivalismes se fondent sur des visions du monde négatives et le sentiment que « les élites » et les gouvernements ne nous sauveront pas (d’où le repli sur soi) en cas de catastrophes.

Ajoutons que, selon les travaux récents de Sybille Rouiller, spécialiste du complotisme, certains travaux en psychologie et certaines enquêtes d’opinion dépeignent des profils types de complotistes peu diplômés, crédules, appartenant à des classes sociales plutôt défavorisées. Or ses recherches déconstruisent précisément ces stéréotypes, en montrant que les personnes susceptibles d’adhérer à des théories complotistes peuvent appartenir à des profils sociologiques très variés, et à des catégories socioprofessionnelles diverses – allant des classes populaires à la bourgeoisie. Les recherches du CIC en collaboration avec la chercheuse Sybille Rouiller sur les « conspiritualités » en Suisse ont également montré que ces thèses touchent largement des adultes de classes moyennes supérieures, plutôt diplômées. Le drame de Montreux vient d’ailleurs confirmer cette tendance.

 

Survivalisme et religion

Les survivalismes modernes puisent consciemment ou non à la source de racines religieuses, et notamment dans un registre millénariste eschatologique chrétien. Les recherches de Martin Geoffroy (2019), Professeur de sociologie et directeur du Centre d’expertise et de formation sur les intégrismes religieux, les idéologies politiques et la radicalisation (CEFIR) ont par exemple montré que les survivalistes, convaincus de l’imminence de la fin de la civilisation moderne urbaine, cherchent à s’y préparer matériellement, psychologiquement, mais aussi bien spirituellement. Selon lui, la plupart des survivalistes, bien que se désignant comme non religieux, formulent en général des discours aux racines religieuses, et à tonalité eschatologique (représentation binaire du monde; seule une élite peut reconnaître les signes de l’imminence de la fin du monde, etc.). À la différence que les survivalistes n’associent pas ces signes à Dieu, mais s’autoreprésentent comme les “sauveurs de l’humanité”. Selon lui toujours, les croyances extrêmes de type conspirationniste permettent aux survivalistes de “faire abstraction de la réalité en créant un monde parallèle dans lequel ils peuvent contrôler le récit”. On est donc là face à une fiction qui place la responsabilité individuelle au cœur des processus de salut (collectifs ou individuels). Enfin, M. Geoffroy identifie l’Église de Jésus-Christ des Saints des Derniers-Jours comme pionnière du survivalisme moderne: couramment appelés « Mormons », l’Église des Saints des Derniers-Jours, fondée en 1830 aux USA, croit en l’effondrement des sociétés humaines et en l’avènement du Royaume de Dieu sur terre après mille ans de tribulations. Ceci impliquant de stocker de la nourriture en prévision de cette période d’instabilité. Il existe donc bel et bien des liens entre survivalisme matérialiste (ou séculier), millénarisme et croyances religieuses. Il faut cependant relever, que nous avons observé plus récemment l’émergence d’une nouvelle forme de survivalisme, un survivalisme spirituel rattaché à la mouvance New Age. En effet, le solstice d’hiver de 2012 (théories de la fin du monde autour du calendrier maya) a suscité de nombreuses interprétations qui s’articulent à un millénarisme catastrophiste. Les représentations millénaristes de « 2012 » ont particulièrement fleuri dans les cercles new age. Dans ces représentations prédomine l’idée que la Terre entre depuis 2012 dans une nouvelle « fréquence énergétique » et un « champ de conscience supérieur », impliquant de devoir se préparer spirituellement pour « supporter corporellement » ce qui est désigné dans ces milieux « d’Ère Quantique ». Pour atteindre le nouveau millénium d’amour et de paix, ces milieux considèrent que le passage par une étape de crise rythmée de catastrophes est inévitable ; le caractère urgent du sauvetage de la Terre est ainsi mis en avant. Les individus qui résisteraient aux changements risqueraient de ne « pas survivre à la transition ». En contraste avec des millénarismes plus anciens, les prophéties 2.0 sont globalisées et massivement véhiculées par les réseaux sociaux. Portés par l’industrie culturelle et les médias sociaux, les imaginaires qui s’y réfèrent circulent rapidement et dans divers milieux sociaux.

Il est important aussi de relever une ambivalence dans le cas de Montreux entre tendance survivaliste et suicide collectif dans la mesure où le survivalisme se développe autour de la nécessité de survie, la préparation, voire l’anticipation d’évènements ou situations catastrophiques, et une valeur absolue accordée à la vie. On peut relever des similarités entre cette affaire et celle de l’OTS entre 1994 et 1997. L’historien des religions suisses Jean-François Mayer (1999 et 2003) avait analysé le paradoxe de la présence de convictions survivalistes qui se sont finalement retournées en visions apocalyptiques (avec notamment l’évocation par les membres d’un “transit” dans une autre dimension pour fuir la dégradation irréversible de la planète), lesquelles ont finalement mené les membres au drame que nous connaissons. Il reste ainsi à comprendre les causes de ce retournement dans le cas de l’affaire de Montreux. Y aurait-il eu un évènement déclencheur mettant fin à tout espoir de survie ? Il est possible que l’arrivée de la police ait été un élément déclencheur bouleversant les plans de la famille ; et le saut de celle-ci pourrait être alors soit le résultat d’une crise de paranoïa, de l’invasion de la société / d’une autorité redoutée dans la sphère familiale repliée sur elle-même, ou le résultat d’une culpabilité qui cacherait des problèmes internes (maltraitance, malversations ou autre acte illégal).

En outre, et pour faire le lien avec le drame de Montreux, tout un pan du conspirationnisme radical profère aujourd’hui les bienfaits de l’école à domicile par défiance vis-à-vis des institutions étatiques. C’est le cas de Rémy Daillet, fervent diffuseur de théories complotistes, soupçonné d’avoir été impliqué dans l’enlèvement d’une mineure en France (affaire Mia), qui est connu pour avoir abondamment promu « l’école à la maison » et avoir travaillé, dans ce cadre, sur des modes de vie qui « unissent la famille ». Il a d’ailleurs publié un livre de plus de 300 pages, L’école à la maison : un guide, sur un fonds de critique sociale de l’éducation officielle et des programmes scolaires (taxés de porter atteinte à la divinité humaine, d’autoritarisme, etc.).

Pandémie, complotisme et survivalisme

Il semble que la pandémie de COVID-19 a suscité un regain d’intérêt pour les thèses complotistes et survivalistes. Cette pandémie a été une surprise pour une large partie de la population mondiale. Certain-e-s ont interprété cette catastrophe comme le résultat d’un complot. Mais la catastrophe a été aussi une surprise pour les collectivités publiques. Cette occasion a suscité les balbutiements, hésitations et contradictions de la gestion publique de la pandémie que certain-e-s ont interprété comme autant de signes de différentes conspirations (ourdies par un État profond, l’industrie pharmaceutique, ou autre).

Depuis 2020, le CIC a constaté une profusion de discours complotistes dans l’espace public, que l’on peut attribuer à la situation sanitaire. Cette effervescence s’est fait ressentir dans notre guichet public, qui a vu une nette augmentation de demandes et d’inquiétudes à ce sujet. Par ailleurs, la pandémie et les différents problèmes d’approvisionnement suscités par celle-ci, mais aussi actuellement la guerre en Ukraine, ont sans doute nourri certains projets survivalistes. Entre mars et mai 2022 une série d’articles de presse alarmistes ont été publiés sur les abris antiatomiques en Suisse en cas de catastrophe nucléaire (nombre, capacité, lieux). Certains médias ont même souligné le succès récent des entreprises suisses actives dans le secteur de la rénovation des bunkers, et le regain d’intérêt pour les abris bétonnés sous terre. Un article du quotidien 24 Heures, publié en avril 2022 mentionnait aussi la hausse des demandes de permis d’acquisitions d’armes depuis le début de la guerre en Ukraine[15]..  Ces éléments ont peut-être touchés la famille Feraoun-David dont on devine l’inspiration survivaliste. Cette famille semblait en outre préoccupée par l’abri antiatomique de son immeuble (où elle stockait des boîtes de conserve et médicaments)[16].

La pandémie Covid-19 a eu des effets indéniables sur les formes de vie et les pratiques, notamment religieuses et spirituelles. Elle a impacté les modes d’organisation, le rapport à la ritualité, au corps et à la santé, suscite des interprétations symboliques diverses et variées, impacte les modes de sociabilités et les relations à l’État. Dans le cas du drame de Montreux, certains membres de la famille ayant exercé en milieu médical, il se peut qu’elles aient été particulièrement atteintes par les réalités de la crise sanitaire, avec une conscience accrue de ses enjeux et conséquences.


[1]A ce propos, le sociologue Francis Chateauraynaud distingue à juste titre différentes intensités dans les relations d’emprises. Voir à ce propos Francis Chateauraynaud, Les Relations d’emprise. Une Pragmatique Des Asymétrie de Prises (EHESS, 10 May 1999).

[2]https://www.24heures.ch/lecole-a-la-maison-seduit-toujours-plus-de-vaudois-932664610701

[3]https://www.parlament.ch/fr/ratsbetrieb/suche-curia-vista/geschaeft?AffairId=20193189

[4]Voir le cadre légal autour de la scolarisation à domicile dans le canton de Vaud: https://www.vd.ch/fileadmin/user_upload/organisation/dfj/dgeo/fichiers_pdf/DP_scolarisation_domicile.pdf

[5]https://www.tdg.ch/les-violations-du-cadre-sont-tres-rares-738970503910

[6]https://www.tdg.ch/les-violations-du-cadre-sont-tres-rares-738970503910, voir aussi https://www.rts.ch/info/regions/vaud/13122945-le-jeune-rescape-du-drame-de-montreux-est-hors-de-danger-et-a-pu-etre-entendu.html

[7]https://www.vd.ch/fileadmin/user_upload/accueil/fichiers_pdf/2021_juillet_actus/LEPR_Rapport_Projet_VF.pdf

[8]Idem.

[9]Idem.

[10]Idem.

[11]https://iel-vd.ch/cadre-legal/revision-de-la-loi-lepr

[12]Ed Collom, 2015, “The Ins and Outs of Homeschooling: The Determinants of Parental Motivations and Student Achievement”, in Education and Urban Society, Vol. 37 No. 3, May 2005 pp.307-335

[13]Anthony, K.V. & Burroughs, S. (2010). “Making the Transition from Traditional to Home Schooling: Home School Family Motivations”, in Current Issues in Education, 13(4). Retrieved from http://cie.asu.edu/

[14]Julien Giry, ‘Les Théories Du Complot à l’heure Du Numérique’, Quaderni (Fondation Maisons Des Sciences de l’homme), 94, 2017.

[15]https://www.24heures.ch/les-suisses-sarment-et-personne-ne-sait-pourquoi-678377520567

[16]https://www.letemps.ch/societe/drame-montreux-survivalistes-refusent-mort-certains-fatalistes