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Théories du complot, complotisme et conspirationnisme

La pandémie de COVID-19 a mis sur le devant de la scène un certain nombre de postures et de discours qualifiés de complotisme, conspirationnisme ou théories du complot. Largement utilisés, ces termes méritent une explicitation. Le complotisme et le conspirationnisme constituent des attitudes consistant à expliquer le monde par une vaste accumulation de complots et manigances menées par des individus ou des groupes. Ces postures complotistes et conspirationnistes s’appuient sur des « théories du complot », c’est-à-dire des discours expliquant des faits sociaux – généralement inexpliqués ou considérés comme choquants – par l’existence de complots dissimulés au public, l’œuvre de d’une volonté secrète d’une « minorité organisée » (Giry, 2017).

Il ne faut pas confondre théories du complot et attitudes critiques. En effet, ces théories se caractérisent par le soupçon qui les nourrit et la distance avec les méthodes scientifiques. En effet, ces approches ont en commun de dénoncer des mécanismes occultes qui ne peuvent être démontrés scientifiquement.

Au nombre de ces théories, les discours de la mouvance QAnon sont exemplaires. Un dossier spécifique sur ce mouvement produit par le CIC est disponible. Les parties théoriques de ce dossier, sur lesquelles se base aussi la présente fiche, ont été rédigées par Sybille Rouiller en tant que collaboratrice scientifique mandatée. Elle est doctorante à l’Université de Lausanne en Histoire et anthropologie des religions, sa thèse porte sur les théories du complot et leur impact sur les adolescents.

Si la pandémie de COVID a mis ces questions sur le devant de la scène médiatique, les postures complotistes et leurs théories ne datent pas d’hier. Les recherches sur le sujet évoquent des théories du complot dès le XVIIIème siècle (Kreis, 2015). Celles-ci mettent en scène des groupes religieux ou spirituels (Juifs, Francs-Maçons, Templiers, etc.), des groupes politiques (fascistes, bolchéviques, etc.) ou plus récemment des groupes économiques (l’industrie de l’armement, l’industrie pharmaceutique) ou sociaux (« les élites », « l’oligarchie »).

Dans le contexte de pandémie de COVID-19, ces postures et discours font l’objet à la fois d’un fort engouement – perceptible notamment par le large écho suscité par la sortie du film Hold Up en 2021 – et d’un important mouvement de dénonciation et de disqualification. Or les définitions ne sont pas univoques. Le présent dossier propose un état des lieux des différentes approches de ces postures et discours par les sciences sociales, des éventuelles dérives ainsi que d’une série de recommandations.

Définitions et typologie des théories du complot[1]

Le concept de « théorie du complot » est controversé et sa définition ne fait pas consensus dans la communauté scientifique des sciences humaines et sociales.

Il convient de distinguer les « complots avérés », c’est-à-dire les projets effectifs concertés secrètement, des « théories du complot » c’est-à-dire des récits de complots qui n’existent pas ou déforment ceux qui existent bel et bien (Kreis 2015). Ces récits peuvent porter sur des sujets divers : le champ politique, la science et les technologies, la santé et la médecine, le réchauffement climatique, les sociétés secrètes, des catégories sociales minoritaires ou stigmatisées, les phénomènes paranormaux, les événements historiques ou tragiques.

Le chercheur Michael Barkun distingue trois échelles de théories du complot allant de « celles qui visent à expliquer un événement isolé et limité à celles qui sont si larges qu’elles constituent la vision du monde de ceux qui les détiennent » (Barkun 2013 : 6). Il les classe ainsi par ordre croissant d’ampleur :

  • Les théories qui dénoncent des « complots événementiels » : il s’agit ici de conspiration tenue pour responsable d’événements limités, discrets ou un ensemble d’événements.
  • Les théories qui dénoncent des « complots systémiques » : dans ces cas, la conspiration aurait des objectifs assez larges, généralement pour assurer un contrôle sur l’ensemble d’un pays, d’une région ou du monde. Si le projet est ambitieux, la machinerie est quant à elle simple : une organisation (un groupe) unique et malfaisante met en œuvre un plan d’infiltration et/ou de perversion des institutions existantes.
  • Les théories qui dénoncent des « supercomplots » : ce sont de multiples conspirations qui sont liées entre elles de manière hiérarchiques (les deux types précédents s’imbriquent alors). Au sommet de la hiérarchie se trouvent une lointaine mais toute puissante force qui manipule des actrices et acteurs conspirateur/ices moins puissant-es. Les conspirateur/ices y sont presque toujours invisibles et fonctionnent dans le secret.

Le terme est principalement péjoratif, bien que des groupes désignés comme complotistes tendent à « retourner le stigmate », c’est-à-dire s’autodésigner avec l’étiquette qui leur est apposée pour en faire une qualité positive. Selon les occurrences et le contexte, le terme de « théorie du complot » constitue ainsi une « étiquette infamante », des discours contestataires ou de propagande d’embrigadement politico-religieux, ou encore des formes de réenchantement du monde par la création de récits quasi mythologiques peuplés d’entités humaines ou non humaines omnipotentes et néfastes. Dans cet effort de définition il faut éviter les écueils consistant à disqualifier a priori le contenu de ces théories. En partant d’une approche réductrice et psychopathologisante du phénomène, on risque de les envisager comme dénué de sens et de rationalité. Il faut aussi éviter de les réduire à une unique dimension démagogique ou populiste (Soteras, 2018 ; Rouiller, 2019).

À quoi reconnaît-on une théorie du complot ?

Le terme étant désormais largement considéré comme péjoratif, les postures conspirationnistes ne sont que rarement assumées comme telles. Que désigne-t-on par là ? Qu’est-ce qui caractérise cette constellation ? Il s’agit d’un ensemble aux contours flous regroupant un horizon très large des discours et d’attitudes.

Ces théories ont en commun de considérer que (a) rien n’arrive par accident, (b) que les choses ne sont pas telles qu’elles apparraissent et que (c) tout est lié (Barkun, 2015).

Politiquement, il n’y a pas d’unité claire dans cette tendance. Les courants de droite radicale sont très réceptifs aux théories du complot et dans une moindre mesure, certains mouvements de gauche peuvent se laisser parfois tenter. Mais de fait les postures complotistes ne se laissent pas réduire à un courant politique particulier.

Deuxièmement, ces postures et théories ont bien une dimension politique, mais il ne faut toutefois pas négliger leur dimension religieuse et spirituelle. La sociologue Eva Soteras soutient effectivement que ces postures ont en commun avec le religieux la « quête de sens et de révélations incluses dans une recherche spirituelle », selon elle les « croyances conspirationnistes peuvent alors apparaitre comme une sorte de théologie de substitution » (Soteras, 2018 : 10,12). Charlotte Ward et David Voas désignent cette rencontre du spitrituel et du conspirationnisme par le néologisme « conspiritualité » (conspirituality) (Ward & Voas, 2011).

Du point de vue des connaissances en elles-mêmes, Emmanuel Taïeb considère que ces théories ont en commun les cinq caractéristiques consistant à (1) « nier la complexité du réel » en proposant des explications simples et univoques à tous les phénomènes ; (2) de mettre en avant des « corrélations factices » ou du moins invérifiables entre différents faits ; (3) de supprimer volontairement de leur système explicatif certaines vérités qui ne s’y plieraient pas ; (4) de proposer « une structure mythique de l’histoire », c’est-à-dire de proposer une vision du monde selon laquelle le complot est le moteur de l’histoire ; et enfin (5) de se fonder sur une interprétation des signes très hasardeuse recherchant des traces et des indices laissés sur l’internet sans méthode clairement exposés (Taïeb, 2010). Ainsi si le conspirationnisme se donne des airs d’enquête et de recherche, celles-ci se distinguent des enquêtes scientifiques (en sciences humaines sociales, en épidémiologie, en médecine, etc.) par les questions de méthode.

Les théories du complot vues par les sciences sociales

Les sciences sociales anglophones ont pris à bras le corps les questions de théories conspirationnistes (« Conspiracy Theories ») depuis les années 1960 (Giry, 2017). Mais ces dix dernières années, les théories du complot ont été érigées en problème public par les arènes médiatiques et politiques de la francophonie européenne notamment en raison des dangers et enjeux auxquels elles sont associées – ce encore plus depuis les attentats de Paris en 2015, et plus récemment encore avec la pandémie du Covid-19 – et à leur prolifération massive sur le Web. On remarquera cependant que cette problématique intéresse les chercheuses et chercheurs depuis un certain temps déjà. Trois approches principales peuvent être repérées : psycho-cognitiviste, culturaliste et politiste (Rouiller, 2019).

a) La première catégorie est constituée par les approches psycho-cognitivistes. Elles abordent les théories du complot comme des croyances dont il s’agit d’identifier les causes et les raisons. Les recherches qui s’insèrent dans cette catégorie s’intéressent aux biais cognitifs, à des phénomènes psycho-sociaux comme la paranoïa ou la radicalisation ou encore aux dispositions mentales spécifiques qui amènent à adhérer à ces discours (« l’idéation conspirationniste ») (Bronner, 2003 ; Taguieff, 2015 ; Wagner-Egger et al. 2019). Les théories du complot sont donc appréhendées avant tout comme un dysfonctionnement et les analyses se focalisent plutôt sur les dimensions individuelles (Butter & Knight, 2015).

b) La deuxième catégorie est constituée par les approches culturalistes. En font partie les recherches qui s’intéressent au sens donné aux « théories du complot » dans les imaginaires et les représentations sociales dans certains groupes sociaux marginaux ou dissidents : visions manichéennes du monde, explication du hasard et de l’infortune ou expression des injustices, de la peur et des aspirations. Elles sont mises en parallèle avec d’autres systèmes de représentations comme les religions, les récits populaires, les rumeurs ou légendes urbaines et les mythes postmodernes (Barkun, 2015 ; Dozon, 2017 ; Soteras, 2018 ; François, 2019).

D’après Barkun (2015), l’écart entre ces discours marginaux et le discours dominant se creuse à partir des années 1990 en raison de la combinaison de facteurs technologiques et sociopolitiques. Il affirme ainsi qu’avec le développement d’internet et des réseaux sociaux, les marges sont devenues une alternative puissante aux médias traditionnels et professionnels, que des individus ont pu créer des plateformes « d’informations » presque sans investissement financier dont le filtrage des contenus est devenu plus difficile voire impossible.

Ainsi, l’augmentation de la visibilité des idées « étranges et ésotériques » sur internet leur donnaient une apparence de validité ou une sorte de pseudo-confirmation par effet de répétition. Au niveau politico-social, Barkun observe que le succès de ces théories est amplifié par le scepticisme populaire à l’encontre des autorités ( nourri par la découverte de nombreuses fraudes et mensonges des autorités durant le 20e siècle) et la présence de plus en plus importantes des théories du complot dans la culture populaire (par exemple le film de Mel Gibson Conspiracy Theory (1997), la série TV X-files (1993-2000) et les best-seller de Dan Brown Da Vinci Code (2003). Le site de l’observatoire du conspirationnisme en France énumère lui aussi de nombreux exemples issus de la culture populaire mentionnant l’existence de complots (morceaux de musiques, cinéma, bandes dessinées, etc.).

c) La troisième catégorie est constituée par les approches politistes. Elle regroupe les recherches qui s’intéressent à la fonction et à l’usage politique et rhétorique des discours liés aux théories du complot. Elles s’intéressent au contexte, par exemple leur usage dans les moments de crise ou de conflits. Elles s’intéressent également à la variabilité de ses usages (Jamin, 2009 ; Taïeb, 2010 ; Giry, 2017 ; France, 2016 ; Kaufmann, 2019).

La sociologue Laurence Kaufmann (2019) souligne que « les rumeurs et les fake news ne naissent pas de la prétendue crédulité de personnes adeptes de complots. Elles surgissent quand un rapport social est inégalitaire et quand la démocratie échoue à offrir un espace d’échanges libres ».

Ainsi le moteur de tels discours ne serait pas « épistémique » (ce ne sont pas des « théories » comme elles sont nommées de l’extérieur) mais « politique » : elles sont le symptôme d’une défiance et d’une déception suscitées par les institutions démocratiques « qui sont censées agir au nom et du service public et qui transgressent pourtant, dans les coulisses du pouvoir, les normes qu’elles affichent officiellement ». Donc si les faits énoncés ne sont pas nécessairement vrais, cette défiance et cette déception, elles, se justifient parce que les instances de domination (principalement économiques et financières) sont effectivement peu visibles et donc pas – ou peu – mises à l’épreuve du jugement public. Bien souvent, les instances politiques invoquent plutôt sur la scène publique leur impuissance – celle-là même que les discours complotistes vise à surmonter – face à la dérégulation économique. Selon elle, il faut dépasser « le mépris social et épistémique » qui tend à expliquer par la faiblesse de raisonnement la diffusion de telles postures :

« Le conspirationnisme n’est pas le symptôme des biais cognitifs et des origines socio-économiques qui conduiraient certains individus à être plus crédules que d’autres et à s’immerger dans une réalité parallèle, rigide et imperméable au doute. Le complotisme est la manifestation d’un fossé social qu’il s’agit de combler, notamment en réinstaurant une cascade de médiations entre la société civile et les milieux médiatiques, éducatifs, scientifiques et politiques » (Kaufmann, 2019).

Or, au déploiement inédit de postures complotistes durant les années 2020-2021 répond une forte vague anticomplotiste qui tend parfois à considérer toute théorie critique ou discours anti-élite comme complotiste. Il faut donc bien noter que les « théories du complot » désignent des formes de « mythes » invérifiables et scientifiquement infondés et non pas toute théorie manifestant une défiance contre les théories instituées. Comme le souligne Mathias Girel, toute opposition à une « version officielle » de certains faits n’est pas pour autant complotiste. D’abord parce que ces versions officielles peuvent différer d’un lieu à l’autre – ce qui, souligne-t-il « conduirait à admettre d’une part qu’il existe toujours une telle version, aisément identifiable, et d’autre part que ce qui est un argument complotiste, du point de vue d’un pays ou d’un cercle où cette « version » s’impose, pourrait ne pas l’être dans un autre » (Girel, 2016).

Comme le mentionne Emmanuel Taïeb (2010 : 267), il est délicat d’évaluer le degré de diffusion de thèses conspirationnistes, sur des sites spécialisés et via les réseaux sociaux. Or il relève que « parallèlement, plusieurs « contre-offensives » sont apparues sur Internet afin de disqualifier les visions conspirationnistes » en proposant des analyses théoriques, comme le fait l’Observatoire du conspirationnisme, soit « en produisant des enquêtes journalistiques qui démontent point par point les perspectives relatives aux théories du complot » : Hoaxbuster, 2009 ; Rue89, 2009. Depuis lors, de nombreux médias ont mis en place des dispositifs de vérifications de faits (fact checking). Ces sites offrent des ressources précieuses mais tendent parfois à englober trop largement tout soupçon ou toute critique sous la catégorie de complotisme.


Références

Barkun, M. (2015). Les théories du complot comme connaissance stigmatisée. Diogène, 249-250(1), 168-176.

Barkun, M. (2003). A culture of Conspiracy: Apocalyptic visions in Contemporary America. University of California press.

Bronner, G. (2003). L’empire des croyances. Presses Universitaires de France.

Butter, M. & Knight, P. (2015). Combler le fossé. L’avenir des recherches sur les théories du complot. Diogène, 249-250(1), 21-39.

Dozon, J.-P. (2017). La vérité est ailleurs. Complots et sorcellerie. Maison des Sciences de l’Homme, coll. « Interventions ».

France, P. (2016). Pour une sociologie politique du complot(isme). Working Papers : Centre Européen de Sociologie et de Science Politique, 5.

François, S. (2019). La persistance de l’antimaçonnisme chez les adolescents et les jeunes adultes contemporains. Dans Schreiber J.-Ph. (dir.). Les formes contemporaines de l’antimaçonnisme. Éditions de l’Université de Bruxelles. Série « Problèmes d’histoire des religions ».

Girel, M. 2016, « Les théories du complot au scalpel », The Conversation (29 mars 2016), https://theconversation.com/les-theories-du-complot-au-scalpel-56653

Giry, J. (2017). Les théories du complot à l’heure du numérique. Quaderni, 94. Fondation maisons des sciences de l’homme.

Jamin, J. (2009). L’imaginaire du complot: discours d’extrême droite en France et aux États-Unis. (IMISCoeDissertations). Amsterdam Univ. Press.

Kaufmann, L. (2019, October 30). Les rouages sociaux de l’imaginaire complotiste. Reiso.Org. https://www.reiso.org/document/5141

Kreis, E. (2015). De la mobilisation contre les « théories du complot » après les attentats de Paris des 7 et 9 janvier 2015. Diogène, 249-250(1), 51-63.

Rouiller, S. (2019). Éclectisme et polysémie des « théories du complot » sur le Web et dans l’industrie du divertissement. Enquête ethnographique sur leur réception par des élèves (15–18 ans) suisses et français. Studies in Religion/Sciences Religieuses, 48(4), 593–611.

Soteras, E. (2018). Les enjeux politico-religieux du conspirationnisme à l’ère postmoderne. Sociétés, 142(4), 7-18.

Taguieff, P.-A. (2015). Pensée conspirationniste et « théories du complot » en 40 pages. Uppr Editions (Edition eBook).

Taïeb, E.  (2010).  Logiques politiques du conspirationnisme. Sociologie et sociétés, 42 (2), 265-289.  

Voas, D & Ward, C. 2011 « The Emergence of Conspirituality”, Journal of Contemporary Religions 26(1), pp.103-121

Wagner-Egger, P., Bronner, G., Delouvée, S., Dieguez, S., Gauvrit, N. (2019). Why « healthy conspiracy theories » is an oxymoron: Statistical, epistemological, and psychological reasons in favor of the (ir)rational view. Social Epistemology Review and Reply Collective, 8, 50-67.